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Le Contrat de Noël - Chapitre 01



Judie 

12 décembre

Après s’être essuyé les mains sur sa serviette tachée, M. Smith lit le contrat. Je l’ai posé devant son assiette de homard et mon client le feuillette avec la plus grande attention. À la vue de ses doigts rosés par le crustacé, un frisson me parcourt le dos, mais je ne me départis pas de mon sourire enjôleur. Assis à ma droite, Mathias, l’un de mes directeurs artistiques, affiche un rictus nerveux. Son grincement de dents me fait presque sursauter : il semble se faire violence pour contenir son tempérament. Je lui donne un coup de pied dans le tibia pour éviter tout commentaire malvenu. Il n’est pas question de foutre en l’air ce projet juteux parce que M. Smith bouffe la bouche ouverte. La pire sensation quand on signe une vente, c’est d’avoir à supporter les mauvaises manières de nos acheteurs. Merde ! Est-ce trop demander que de manger avec un tant soit peu d’élégance et de savoir-vivre ? Comment fait-il pour ne pas être dégoûté par lui-même ? À la seconde où il a ouvert la bouche, j’ai dû retenir plusieurs haut-le-cœur avant de lui jeter des sourires faux pour cacher mon dégoût. Si ça continue trop longtemps, je vais tourner de l’œil. Lorsque le client lèche le bout de son index pour faire tourner les pages, Mathias commence à remuer sur son siège. Quant à ma patience, elle a quasiment atteint ses limites. J’inspire, j’expire, je tords ma serviette posée sur mes cuisses et j’attends, mais mon employé ne possède pas la même tolérance. — Délicieux, ce homard, ironise-t-il. — Oh oui, il était à tomber ! s’amuse M. Smith. Il repose le contrat à moitié lu sur la table. Non, pas sur la mayo ! J’étouffe un grognement, la gorge nouée de frustration pendant que Mathias attrape la liasse de papier in extremis, et nous dévisageons M. Smith se délecter de ce qui lui reste de son plat. C’est moi ou il vient de roter, là ? De ce qu’on raconte, M. Smith, directeur marketing du groupe Cosmétobio, est le petit-neveu du grand patron. Il se pavane avec ses millions, et pourtant, aucune classe, le gars ! Je dois encaisser sa vulgarité avec hypocrisie, la bouche en cul de poule, au risque sinon de perdre des milliers d’euros. Y a vraiment des claques qui se perdent. Si j’avais osé me comporter de cette manière à table, mon père m’aurait privée de dessert pendant trois mois. Et vu ma dépendance au sucre, jamais je n’aurais tenté de lui désobéir. Au bout d’une éternité – seulement cinq minutes si je me réfère à l’horloge –, M. Smith reprend la lecture du contrat que Mathias a sécurisé en le posant sur un dossier. Il relève enfin la tête et me sourit. Dès lors, mes épaules se détendent. — Je n’ai rien à dire, Judie. — Vous m’en voyez ravie, réponds-je avec toute la chaleur que peut montrer mon visage, malgré la tension qui a failli me faire tomber dans les pommes. Je pince les lèvres lorsque je lui tends mon stylo fétiche. Note pour moi-même : penser à le désinfecter avec de l’alcool pur en rentrant… — Si tout vous convient, veuillez parapher chaque feuille et signer en dernière page. — Mais bien sûr. Lorsqu’il me retend le stylo avec le contrat validé, je prends les deux objets du bout des doigts, mais mon dos se dénoue. Gagné ! Il lève le bras et me propose sa paume. Là, je tique. Il a léché son pouce, baigné dans la sauce armoricaine, juste avant. Je me sens défaillir quand je prends sa main dans la mienne et la serre. À cet instant, tout me frappe de plein fouet. L’odeur du poisson qui remonte dans mon nez à cause de son haleine chaude et fétide. L’arrière-goût perfide qui vient se loger au fond de ma langue et qui m’assèche aussitôt le palais. Et parlons de ses gros doigts si lisses qu’on dirait les fesses d’un bébé ! Ils sont si humides et collants de mayonnaise et de sauce qu’ils glissent sur ma peau avec une lenteur horripilante. AU SECOURS ! Dès que je récupère ma main, je l’essuie discrètement sur ma serviette. Quand M. Smith se tourne vers Mathias pour faire de même, ce dernier ne bouge pas d’un poil. Tu vas faire foirer le contrat ! lui hurlé-je en pensée. Cette fois, je lui écrase le pied avec mon talon pointu. Mathias retient un cri de douleur avant de tendre la main. Son rictus ne laisse aucun doute sur le fond de sa pensée, mais je ne lui pardonnerai jamais s’il gâche tous nos efforts ! — Nous allons faire du bon travail ensemble, je vous le garantis, conclus-je. — Vous êtes les meilleurs sur le marché et j’avoue que vos prix restent imbattables, je suis bluffé, s’exclame M. Smith après avoir sifflé les trois quarts de son verre de vin blanc. — Comme je vous l’ai déjà dit, notre agence a intégré un certain nombre de postes de la chaîne graphique pour plus d’efficacité et, surtout, nous possédons un carnet de fidèles freelances qui nous permettent de répondre de façon réactive à nos clients. Vous ne le regretterez pas, n’est-ce pas, Mathias ? Mon voisin hoche la tête, mais n’ajoute rien. À son air dégoûté, je comprends qu’il ne s’est toujours pas habitué à la vulgarité de notre client. D’ailleurs, avec ravissement et précision, ce dernier s’essuie les mains à l’aide d’un rince-doigts. Il était temps ! Tu pouvais pas faire ça y a trois minutes, avant de nous serrer la pince, enf… ! Dès qu’il nous salue pour partir, nous nous levons d’un bloc. Je m’affale presque sur mon siège lorsqu’il disparaît de ma vue. Je souffle et sens tous mes muscles se décontracter. — Merci du rattrapage, raillé-je en me tournant vers Mathias. — Je t’en prie, c’est normal. Il a à peine ouvert les lèvres. Et ça m’agace, car je n’entends jamais ce qu’il dit. Je sursaute sur ma chaise quand je comprends la nature de ses paroles. — T’insinues quoi ? Ce n’est pas grâce à lui qu’on a gagné ce contrat, ça, c’est sûr ! N’a-t-il pas décelé l’ironie dans ma voix ? — Plus jamais tu me fais dîner avec cet individu ! réplique-t-il. Il ne me laisse pas le temps de répondre en se levant et en attrapant sa veste. — Bon, moi, je me tire, j’ai une vie ! — Maintenant ? Tu te fous de moi ? On pourrait débriefer ! Mathias pousse un grognement, mais se rassoit. — T’es contente ? Alors, de quoi tu veux parler ? J’ignore sa remarque malvenue. Avec lui, j’ai toujours l’impression d’être une maîtresse qui tente de prouver son autorité. Je suis sa cheffe, bordel ! Je me ressaisis et reprends d’un ton plus formel : — Demain, dès la première heure, contacte la responsable produit et demande-lui de nous envoyer les packshots en haute déf pour commencer la vidéo. — Comme si je ne connaissais pas mon métier ! rage-t-il entre ses dents, sans toutefois élever la voix. Comme si je ne t’avais pas entendu… Je ferme les yeux et contiens ma fureur. — Je veux la première version à la fin de la semaine, compris ? — Mouais… — Soulagée qu’on ait signé ce soir, me radoucis-je pour éviter une nouvelle altercation. — T’avais vraiment besoin de moi pour ce repas ? contre-t-il. Ce Smith… Je suis certaine qu’il se retient de dire que c’est un gros porc. Seulement, il est bien trop éduqué pour médire de notre nouveau client en public. — Ouais, un connard mal élevé ! On sait tous qu’il l’a bien volée, sa place ! Mathias me dévisage d’un air dégoûté. Les gens trouvent mon langage grossier et, franchement, je n’en ai rien à faire. Je ne suis pas montée aussi haut dans les échelons en embellissant la langue de Molière. — Et ta présence était obligatoire, continué-je. Tu sais que M. Smith te fait entièrement confiance. — Je me serais bien passé de tout ça. Allez, salut ! Je n’ai pas le temps de répondre qu’il a déjà pris la tangente. Je soupire. Mathias a beau être le meilleur directeur artistique que je connaisse, il est aussi le plus impertinent et celui avec qui je m’entends le moins. Si je ne l’avais pas débauché, la concurrence me l’aurait pris. Il est reconnu dans le métier, surtout depuis qu’il a gagné les Graphic Awards deux ans plus tôt pour ses publicités dans le monde du luxe, une sacrée reconnaissance ! Mathias a accepté de venir travailler dans ma boîte grâce à mes clients internationaux. Une chance pour moi ! Du coup, quand il m’envoie balader comme il vient de le faire, je laisse passer. Mon frère jumeau, James, qui connaît tout de ma vie – sauf la partie amoureuse – me répète que je suis trop laxiste pour une boss. Quand je me suis lancée dans mon projet d’agence de communication, alors que j’avais à peine 25 ans, les gens autour de moi n’y croyaient pas. Comment une nana un peu mignonne, qui avait seulement quatre ans d’expérience, pouvait-elle s’engager dans une aventure aussi périlleuse ? Même ma mère en faisait des nuits blanches ! Les banquiers m’ont ri au nez jusqu’à ce que je trouve mon conseiller actuel, qui a été mon amant pendant deux ans, soit dit en passant. D’ailleurs, je déconseille ce genre de combinaison, surtout si on ne veut pas que son argent fructifie sur un compte louche – sans s’en apercevoir – et que le fisc vous colle au cul. Par bonheur, Jonathan a toujours été réglo avec moi, que ce soit pour le sexe ou les affaires. Tout ça pour dire : maintenant que j’ai alpagué le directeur artistique star de la région, je ne peux plus le lâcher, peu importe sa façon de se comporter. Franchement, si ce n’était pas pour ce caractère de merde, j’apprécierais de travailler avec lui. Sa popularité n’est pas usurpée. Je m’étire sur ma chaise et bâille sans mettre ma main devant la bouche, ce qui choque la vieille dame tirée à quatre épingles en face de moi. Je lui lance mon sourire le plus niais : rien ne viendra gâcher ma victoire ! Je finis mon verre de vin rouge et appelle un serveur pour demander la note. J’observe ce restaurant de fruits de mer, placé tout en haut des Champs-Élysées. Ce n’est pas pour son emplacement que mon assistante de direction l’a choisi, mais bien pour la qualité de ses produits et de ses services. Quand je signe un contrat avec une société qui pèse pas moins de 800 millions d’euros de chiffre d’affaires, je ne regarde jamais la facture. J’ai juste oublié de fêter la nouvelle au champagne. Je n’aurais pas dit non à une petite coupe, même avec ce rustre de M. Smith, mais il semblait pressé de partir. Tant pis ! Après avoir payé, je sors pour fouler la plus belle avenue de Paris. Les décorations de Noël ont déjà été installées depuis quelques semaines ; les voir scintiller est un spectacle dont je ne me lasse pas. J’adore cette période de l’année. Même le vent glacial qui s’infiltre à travers mon écharpe, que je resserre autour de mon cou, ne me fait pas reculer. Je ne peux pas partir sans marcher jusqu’à Concorde. Ça me rappelle que, petite, mes parents m’ont emmenée découvrir la capitale à cette période : des étoiles plein les yeux, je m’étais promis de venir y travailler. C’est chose faite. Alors, malgré mes talons hauts, en souvenir de cet instant précieux et, surtout, de mon père décédé depuis un an et demi, je descends les Champs-Élysées en chantonnant du Joe Dassin.

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