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Le Sixième Gardien - Chapitre 01



Le journal télévisé matinal du 17 mars commença par une édition spéciale. La tension des chroniqueurs sur le plateau était palpable. Tout comme la mienne. Notre quotidien avait basculé dans l’irréel et le dément six mois auparavant. Chaque jour, les politiciens et les experts en ésotérisme défilaient sur nos écrans pour débattre de la crainte et du chaos dans lesquels la sorcellerie avait plongé le monde. Le porte-parole du gouvernement débuta son allocution. Agenouillée devant mon écran, je restais suspendue à chaque mouvement de ses lèvres, si bien que, lorsque le téléphone sonna, je ne pris même pas la peine de répondre. La terreur générée par les sorciers cesserait à 7 heures 30 exactement. Je le savais de source sûre. Le téléphone retentit à nouveau. Insistant. Je serrai les poings et me levai précipitamment, sans quitter la télévision des yeux. — Quoi, bordel ? Le pape aurait pu être au bout du fil qu’il aurait reçu le même accueil. En fait, c’était Gianni. — Tu regardes ? Tu es devant le discours ? demanda-t-il, aussi tendu que moi. — Bien sûr ! Ma voix transpirait l’exaspération. Je n’aurais raté cette annonce pour rien au monde. D’ailleurs, personne en France ne l’aurait manquée. Soixante-cinq millions de paires d’yeux devaient être braquées sur le discours de ce petit homme en complet sombre. — Petra, je dois te prévenir. Ce n’est pas le porte-parole qui va l’annoncer. — Ah bon ? — Ce sera papa. L’excitation prit le dessus sur mon agacement. Mon père allait faire la grande annonce ! Sa popularité auprès du peuple allait s’en voir renforcée. Le gouvernement précédent était tombé lorsque la lumière avait été faite sur ses implications avec le Cercle magique de Médée. Non seulement les hautes sphères de notre monde connaissaient l’existence de la magie, mais, surtout, elles l’avaient gardée sous secret défense depuis plus de deux siècles. Et cela, pauvres petites gens que nous étions, nous ne l’aurions jamais découvert si les sorciers n’avaient pas décidé de se révolter et d’enflammer notre société. Un bandeau pourpre apparut en bas de l’écran. Je me penchai un peu plus vers lui, pianotant fébrilement sur ma cuisse d’une main, écrabouillant mon téléphone de l’autre. Pierre Hobbs – mon père –, le nouveau secrétaire à la défense antiterroriste, s’approchait du pupitre. J’étais emplie d’une profonde fierté. J’avais envie de battre des mains, mais je parvins à canaliser ma joie. Il était grand, un trait dont j’avais hérité. Il dépassait le porte-parole d’une tête, ce qui le rendait d’autant plus impressionnant. Sa mâchoire carrée et bien définie trahissait un caractère intransigeant. Mon père était réputé incorruptible dans sa profession. Il prit la parole : — Aujourd’hui est un grand jour pour la France. Les débats à l’Assemblée nationale ont été longs et ont duré toute la nuit. Finalement, nous avons voté et allons mettre en application, dès aujourd’hui, la loi la plus importante que le xxie siècle ait connue. Il s’exprimait bien, comme toujours. — Ces mesures ont déjà été adoptées dans de nombreux pays tels que l’Autriche, la Chine ou encore les États-Unis. Depuis des semaines, chaque jour, je me lamentais auprès de qui voulait l’entendre qu’une telle loi ne soit pas encore active chez nous. C’était maintenant chose faite ! Je me souvins de l’époque où je n’avais aucun a priori vis-à-vis de la sorcellerie. En réalité, je ne croyais même pas en son existence. Mes connaissances dans le domaine s’arrêtaient à la pop culture et au folklore d’Halloween. — Nos sociétés occidentales n’avaient été témoins, jusqu’à très récemment, que d’évènements isolés, continua mon père sous les flashs des photographes présents dans la salle. Les années 1960 ont ainsi connu la montée du mouvement Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell. Ces féministes avaient tenté d’invoquer Satan sur les marches de Wall Street afin de lutter contre la domination du capitalisme et du patriarcat sur notre monde. Une bonne blague, si seulement elles n’avaient pas été imitées par des milliers d’idiots par la suite. Saletés de sorcières ! — La popularité grandissante des pratiques wiccanes et les rassemblements politiques de sorciers contre le mandat présidentiel de Donald Trump ont marqué les dernières décennies. Mais aujourd’hui, nous ne sommes plus dans l’atypique ou dans la farce. L’organisation sectaire connue sous le nom de Cercle de Médée est devenue une véritable menace à laquelle il est temps de réagir. Mes concitoyens avaient peur. Le 6 décembre de l’an passé, un sorcier se revendiquant du Cercle de Médée avait pris en otage l’hôtel de ville de sa commune, figeant ses employés dans une glace infusible. Ses revendications n’avaient pas été révélées dans la presse et personne ne savait ce qu’il était devenu après cela, mais l’évènement avait connu une fin tragique, plusieurs corps ayant été brisés à jamais. Moi, j’avais dépassé le stade de la peur. Je les haïssais. Ce que j’attendais n’était pas un plan de communication pour calmer le peuple, mais un appel au combat pour notre protection, nous autres non-sorciers. — Tous les articles du projet de loi Maleficaex ont été adoptés cette nuit par le Parlement. Dans ce contexte d’urgence militaire, le Président a promulgué la loi ce matin même pour une mise en application dès ce jour. Portée par les médias et les réseaux sociaux, la promulgation de Maleficaex venait conclure six mois de folie meurtrière. Tout avait commencé par de l’incrédulité, à laquelle avait rapidement succédé la passion. Les étudiants allaient en soirée vêtus de longues robes de mage. Quelle plaisanterie ! Les publicités faisaient ouvertement référence à la sorcellerie : « N’avez-vous pas encore acheté la nouvelle lessive formulée à base d’herbes magiques ? » Non ? « Mais il vous faut absolument ce nouveau pain de mie vendu par une petite sorcière malicieuse coiffée d’un chapeau pointu ! » Puis la situation s’était gâtée. — Nous reprochant des siècles de lutte marqués par les Inquisitions et les chasses, l’objectif des sorciers est d’écraser les descendants de leurs oppresseurs et de prendre la place dominante dans notre société. Les torts de nos ancêtres ne peuvent justifier leur folie meurtrière. Nous ne laisserons pas ces criminels impunis. Les terribles attentats qu’ils avaient commis avaient ému le monde entier. La magie était devenue incontrôlable et dangereuse. Un seul mot d’ordre chez les mages : nous terroriser pour prendre le pouvoir et, par la suite, nous maintenir sous leur joug. Notre ancien gouvernement tombé, un nouveau avait pris sa place et s’affirmait enfin. La première impulsion était donnée aujourd’hui. Le pays avait les moyens de lutter, j’en étais sûre ! — Nous sommes en train de vivre une ère difficile, une nouvelle période sombre de l’Histoire. J’étais scotchée à l’écran. Mon père avait toujours su capter son auditoire. — Le gouvernement ordonne que des mesures plus strictes soient déployées sur l’ensemble du territoire. La mise en application de la loi Maleficaex permet l’arrestation de chaque individu connu des forces de l’ordre pour utilisation abusive de la sorcellerie. De plus amples informations vous seront apportées ce soir, lors de l’allocution du Premier ministre. Sachez déjà que la loi prévoit l’isolement de l’individu suspect dans un centre adapté, dans l’attente d’un procès équitable qui définira le degré de dangerosité de l’individu… Ce sont les mots que prononça mon père, pour le salut de notre société. J’en avais les larmes aux yeux.

*

Le discours avait été clair et inspirant. Mon père était dévoué corps et âme à cette chasse aux sorciers. Il connaissait bien leur nocivité, il les avait étudiés à l’époque où il occupait une chaire universitaire à Munich. Mon frère, aspirant politicien, l’avait rejoint et bossait dans son cabinet. Le téléphone toujours collé à l’oreille, je me hâtai de rejoindre ma voiture sur le parking de l’immeuble. Pendant que je démarrais, Gianni s’autocongratulait du travail mené sur ce projet enfin abouti. Il affirmait que le terrorisme sorcier allait être éradiqué et que nous retrouverions bientôt nos anciennes vies. Deux mois plus tôt, mon père et lui s’étaient déjà fait les porte-étendards du décret instaurant la milice républicaine, qui venait de se voir attribuer un rôle plus actif : celui de procéder aux arrestations des sorciers suspects. Tout en remontant le boulevard Georges Pompidou, je continuai ma discussion, l’appareil posé sur le tableau de bord. — Quelle est la suite du plan de Papa ? — De grandes choses, répondit Gianni. Tu devrais monter à Paris, Petra ! Je rejoins Papa demain, nous avons un beau projet. — Tu sais que j’aimerais bien… Ce serait tellement jouissif de mettre un bon coup de pied au cul de quelques sorciers, soupirai-je en faisant jouer mes doigts sur le cuir du volant. Mais je ne peux pas quitter ma classe. Mes élèves passent avant. Gianni insistait sans cesse pour que je les rejoigne en politique, mais je savais que c’était sa voie et non la mienne. Lorsque notre père s’était engagé sur ce chemin, il nous avait proposé de l’accompagner. Gianni, ambitieux et impétueux, avait saisi l’opportunité. Depuis, il dirigeait son quartier général régional. Quant à moi, j’étais en pleine découverte d’un nouveau métier : l’enseignement, qui me paraissait être la panacée à tous les maux de notre société. Pour guider les gens sur la bonne voie Gianni avait choisi le podium, et moi, le pupitre de la maîtresse. Je continuai à me justifier : — De plus, je ne peux pas abandonner mon boulot comme ça et… Je fus soudain interrompue par un son strident, comme celui d’un avion de chasse. La voiture devant moi pila, j’en fis autant. Une femme sortit du véhicule à la hâte et claqua sa portière. Un mince filet de fumée s’en échappa à sa suite. L’homme au volant ouvrit son côté et passa la tête par-dessus le toit. — Reviens, chérie ! Je n’ai pas fait exprès ! lui hurla-t-il. Je raccrochai précipitamment. La jeune femme s’éloignait, bien décidée à ne pas se retourner. L’homme leva le menton vers le ciel et poussa un soupir exaspéré. C’est alors que je vis des étincelles à l’extrémité de ses mains. Je devais rêver ! Je rapprochai mon visage au plus près du pare-brise, mais je les voyais encore. Un courant électrique semblait partir de ses doigts et remonter jusqu’à ses poignets, provoquant des gerbes autour d’eux. — Nom du ciel… Ce furent les seuls mots que je parvins à prononcer. Un sorcier ! Et il osait sortir de chez lui, employer ses pouvoirs sur la voie publique ! Si les gens de son espèce ressentaient aujourd’hui un tel sentiment de liberté, c’était la faute au précédent gouvernement, trop laxiste. L’homme finit par fermer sa portière et jeta quelque chose par la fenêtre. Il redémarra le véhicule, délesté d’une passagère et d’un mystérieux objet, puis s’éloigna. Je restai à l’arrêt, hésitant sur ce que je devais faire. Je pouvais fermer les yeux et continuer ma route comme si rien ne s’était passé. Ou agir avec civisme. Ce que je fis. Je sortis donc voir l’objet abandonné sur le bitume. C’était un téléphone portable, mais il était totalement brûlé, comme après une importante surtension. Si ce sorcier avait pu cramer un objet de plastique et de métal rien qu’en le touchant, comme je le supposais, il n’y avait pas à douter de sa malignité. Je me devais d’en référer aux personnes compétentes. Je ramassai l’objet du délit et le jetai sur le siège passager, puis démarrai en trombe. Mes yeux guettaient les moindres ronds-points, angles de rue et voitures sombres… Je trouvai enfin ce que je cherchais : deux miliciens remontaient le boulevard, armes au poing. Il y en avait partout en ces temps affolés. Je m’arrêtai à leur niveau et les hélai. Ils se penchèrent vers ma vitre ouverte et je leur tendis le téléphone fumant. — Un sorcier a fait ça à son téléphone, en pleine rue, il n’y a pas cinq minutes. On aurait dit que de l’électricité sortait de ses mains. C’était effrayant ! Il était dans une petite berline noire immatriculée dans le 83. Il a pris la rue Trésor, en direction de l’université. Le milicien me salua d’un léger signe de tête. — Merci, madame. Nous apprécions l’aide de nos bons citoyens. Son collègue sortit un talkie-walkie pour signaler l’incident à son unité. Je repartis vers l’école, accompagnée par la satisfaction du devoir accompli. Ce sorcier-là, au moins, ne ferait plus de mal à personne.

* 

J’arrivai à l’école un peu plus tard que d’habitude, évidemment. Je n’avais déjà plus en tête l’évènement du début de matinée. Nous étions lundi, une nouvelle semaine commençait. Depuis quatre ans, j’enseignais toutes les matières du programme de l’école élémentaire. L’histoire, les maths, les sciences… Mais ma vision rationnelle du monde avait été entachée par la révélation de l’existence de la sorcellerie. Mes élèves n’avaient pas onze ans pour la plupart, mais je savais qu’ils poseraient de nombreuses questions sur l’annonce matinale. En tant que fonctionnaire, c’était mon rôle de les rassurer sur les décisions prises par le gouvernement. Lorsque j’ouvris le portail de la cour, le soleil brillait déjà, mais le fond de l’air était frais. Cinq minutes avant la sonnerie, les élèves jouaient encore dans la cour. Je n’étais pas de service de surveillance ce matin. Je pénétrai le bâtiment et rejoignis ma salle de classe, ne croisant qu’Yves, le directeur d’établissement, dans les couloirs. Je lui lançai un grand sourire amical. J’admirais sa passion pour l’enseignement. Incarnant la vieille image de l’instituteur de campagne, il aimait énormément son travail et passait ses week-ends à chercher de nouvelles idées pour faire vivre l’âme de son école. Il me salua avec son dynamisme habituel. J’avais déjà préparé ma classe vendredi soir : les photocopies m’attendaient sagement sur le bureau, la date du jour était inscrite au tableau et les cahiers corrigés disposés sur les tables. Je prenais toujours beaucoup de temps à m’organiser. J’aimais le cadré et l’institutionnalisé. C’était mon côté Pierre Hobbs. À peine les enfants étaient-ils installés à leur table que certains d’entre eux levaient déjà bien haut la main. Auric était couché sur son bureau pour soutenir le poids de son bras levé, Sofia frappait des pieds avec impatience et Amine formulait des hypothèses extravagantes tel un moulin à paroles infernal. Tous semblaient partagés entre la curiosité et l’excitation. Seul un élève demeurait en retrait de l’agitation générale. J’inspirai profondément, rejetai mes boucles blondes en arrière et commençai à répondre à leurs questions. Nous allions certainement passer une bonne partie de la matinée à cela, mais c’était mon rôle : être une source inépuisable d’informations pour mes élèves. Je l’ai toujours pris très au sérieux. — C’est vrai que les sorciers vont tous aller en prison maintenant ? À peine la question eut-elle été posée qu’un brouhaha envahit la pièce. Tous les élèves voulurent parler en même temps pour faire part des explications que leur avaient données leurs parents ou qu’ils avaient entendues à la télévision. J’attrapai ma longue règle jaune en bois et frappai deux coups contre le bureau pour instaurer le calme. Ils se turent. — Pour répondre à la question de Mathis, commençai-je, tous les sorciers ne vont pas aller en prison. La milice républicaine ne fera qu’interroger les personnes suspectées de magie, et seuls les sorciers dont la magie s’avérera dangereuse seront placés dans des centres adaptés. — Papa dit qu’on aurait dû faire ça depuis longtemps ! — Mais non ! Il faut pas faire ça ! C’est de la discrination ! — Ce sont des terroristes ! Il faut rétablir la peine de mort ! Il y avait tellement d’ardeur dans ces réflexions d’adultes sorties de la bouche d’enfants ! Il fallait leur expliquer, les aiguiller. Je ne doutais pas de toucher le fond de mes connaissances, mais il était de mon devoir de les amener à réfléchir sur le terrorisme magique. Ils continuaient à parler tous en même temps dans un incompréhensible charabia. — Moi je sais ! Moi je sais ! hurla Manon. Les sorciers volent sur des balais et peuvent nous sucer le sang ! — Mais non, ça, ce sont les vampires ! — Simon, tu te souviens du sorcier qu’on a vu en ville l’autre fois ? On aurait dit un vampire ! — Non. Et laisse-moi tranquille. Il fallait arrêter cette effusion de verve. Après avoir réimposé le silence, je repris les interrogations de mes élèves une à une. Les enfants connaissaient les clichés populaires de la sorcellerie : les balais volants, les potions magiques, les chats noirs… Dans la réalité, les sorciers se baladaient rarement avec cet accoutrement. De fait, il n’y avait aucun moyen sûr de reconnaître un sorcier marchant dans la rue. Il fallait être témoin d’un acte ésotérique ou découvrir des objets occultes chez lui. Ou bien l’entendre proférer des malédictions. Mais les sorciers se gardaient bien de le faire en public. C’était pour cela qu’il était si difficile de les démasquer. La milice anti-magie avait besoin de compter sur la délation. — Papa dit qu’il y a peut-être des sorciers dans la classe, m’interrompit Thomas. Il veut même me retirer de l’école, mais Maman ne veut pas. Comme ceux de Thomas, beaucoup de parents s’inquiétaient mais ils étaient très peu, en fin de compte, à avoir enlevé leurs enfants de l’institution scolaire. Certains craignaient qu’on les soupçonne de dissimuler les éventuels pouvoirs surnaturels de leurs enfants. La prise de conscience de l’existence de la magie avait commencé avec une jeune fille au Mexique. Lors de sa quinceañera, cette fête honorant ses quinze ans, elle avait mis le feu au toit de sa maison rien qu’en claquant des doigts. Elle s’était ensuite agitée, comme possédée, balançant des flammes à tour de bras… sous l’objectif des téléphones portables. Les vidéos étaient devenues virales en moins de vingt-quatre heures. Quelques jours plus tard, l’adolescente avait été portée disparue. Selon certains, les puritains l’auraient brûlée ; d’autres racontaient qu’elle aurait été emportée par les démons dans les entrailles de la Terre. Ma théorie, bien plus plausible, était qu’elle avait été mise en sécurité par le gouvernement mexicain dans un lieu tenu secret. Je finis par clore la discussion et la classe se mit péniblement au travail. Après la dictée du jour, je lançai le cours de sciences. Depuis la semaine dernière, les élèves faisaient germer des haricots secs. Ils avaient chacun un petit bocal en verre dans lequel du coton servait d’écrin aux graines. Alors que les enfants les arrosaient ou entamaient le dessin journalier de l’évolution de leur plante, Yves frappa à la porte. Il passa la tête dans l’embrasure et demanda à me voir dans le couloir. Fait inhabituel, il me pria de fermer la porte derrière moi pour que nous ne soyons pas entendus. — Les parents du petit Simon Roesch ont été arrêtés ce matin à leur domicile, m’annonça-t-il de but en blanc. — Pardon ? Discret et consciencieux, Simon faisait partie de ces enfants qui s’asseyent au milieu de la classe, qui participent peu, qu’on ne remarque pas. Je ne savais pas grand-chose sur ses parents, excepté qu’ils n’avaient qu’un enfant et qu’ils s’étaient toujours montrés polis lors de nos rencontres. Je trouvais Simon parfois taciturne ou renfermé. Son enseignante de l’année dernière m’avait assuré que c’était un garçon lumineux. Pourtant, depuis le début de l’année scolaire, il semblait éteint. Certaines choses le préoccupaient à la maison… D’un coup, cela prenait sens. — Les parents de Simon sont des sorciers ? — Je ne sais pas si l’arrestation est justifiée ou non. Ils ont été attaqués par un groupe armé anti-sorciers en début de matinée et la milice a dû intervenir. Mais ce ne sont pas les agresseurs qu’ils ont embarqués… Tout en l’écoutant, je pensais encore à monsieur et madame Roesch : deux braves gens travailleurs… que je voyais aujourd’hui différemment. Des sorciers ! Des jeteurs de malédictions, comme la presse les appelait. J’en avais froid dans le dos. — Un parent d’élève, voisin des Roesch, m’a appelé. Il m’a prévenu que le groupe les ayant agressés se dirige vers l’école. Il fit une pause, mais je compris immédiatement ce qu’Yves taisait : ils venaient finir le travail. Chercher Simon. Si les parents étaient des sorciers, leur progéniture devait en être un aussi. — Écoute, Petra, je connais ta position sur la sorcellerie. Je connais aussi… celle de ton père. Mais ce groupe a l’air très violent et Simon n’est qu’un enfant. Regarde-le. Il m’attrapa le bras, ouvrit la porte de la classe, et je vis le garçon occupé à compter les germes de haricot dans son petit bocal. Il n’avait pas l’air d’un terroriste. Je savais que les pouvoirs magiques pouvaient s’avérer dangereux pour les autres. Mais je craignais moins les enfants sorciers. Je fréquentais des gamins tous les jours et je savais qu’on ne naissait pas malfaisant. Et puis, de toute façon, je n’avais jamais vu de l’électricité ou des flammes sortir de ses doigts. Si les agresseurs de ses parents étaient vraiment enragés, qui sait ce qu’ils pourraient lui faire ? J’en frissonnai. — On fait quoi ? demandai-je. — Tu l’évacues de l’école. Vous n’aurez pas le temps de fuir bien loin, mais vous pouvez trouver une cachette. Je parlementerai avec eux le temps que la milice arrive et les calme. Je retins le bras d’Yves. Il était hors de question d’entraver la justice ! — Mais après, on coopérera avec la milice, n’est-ce pas ? Elle saura ce qu’il faut faire pour l’enfant. — Si tu le dis ! ironisa-t-il. Il rejoignit précipitamment son bureau et je rentrai dans ma classe. Tous mes élèves se turent subitement, mais aucun adulte n’aurait été dupe quant au bazar qui régnait ici un dixième de seconde plus tôt. — Je vais aller chercher des livres à la bibliothèque pour la séance d’histoire. J’ai besoin d’un volontaire pour m’aider à les porter. Une dizaine de mains se levèrent d’un seul et même geste, mais pas celle de Simon. Il fixait son petit bocal, les doigts repliés sous son menton. Il semblait fasciné par ses haricots. Illuminée par les rayons du soleil passant à travers la fenêtre, sa peau brune revêtait des reflets cuivrés. Il se balançait sur ses pieds, suivant le rythme d’une chanson chuchotée à l’intention de sa plante. Mon cœur se serra. Je ne pouvais pas laisser ces gens l’emporter… — Simon ! Viens avec moi. Les mains se baissèrent, non sans de nombreuses protestations. Je manquais de subtilité, mais le temps pressait. Étonnamment, Simon sembla ravi de sortir de la classe. Il garda avec lui son petit bocal, qu’il me mit sous le nez. — Ça a bien poussé, pas vrai maîtresse ? Sans même lui répondre, je pris sa main libre et l’éloignai du couloir, tout en criant à la volée aux autres enfants de rester bien sages. Mes jambes tremblaient sous la tension. La première idée qui me vint fut de rejoindre la bibliothèque, où je pourrais barricader l’enfant dans une armoire. C’était également la pièce la plus éloignée de l’entrée du bâtiment. Nous descendîmes donc au rez-de-chaussée et, en passant devant mes collègues attirés hors de leur salle de classe par le bruit, je jetai un coup d’œil à la fenêtre. Je les vis. Il devait y avoir une dizaine de voitures. Elles se suivaient en cortège et roulaient à toute allure dans notre direction. Ils klaxonnaient à tout va. On aurait pu croire à un mariage si les passagers n’avaient pas brandi des battes de baseball et des barres de métal par les vitres ouvertes. Le premier véhicule s’arrêta en plein milieu de la route et quatre hommes en sortirent, hurlant à pleins poumons. J’en eus alors la certitude : ils ne partiraient pas sans avoir retourné l’école pour retrouver le garçon. Une sueur froide partit de ma nuque et descendit le long de mon échine. Mon corps m’envoyait un signal d’urgence. J’effectuai un virage à trois cent soixante degrés et pressai le pas, tirant Simon qui protestait derrière moi. Changement de plan !

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