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Donne-moi ton cœur que je l'enterre - Chapitre 1



Première partie : Automne

Le car s’engouffra dans l’obscurité de la gare routière. Les effluves d’urine mêlés aux gaz d’échappement n’avaient rien de particulièrement glorieux. Pourtant Sushi descendit du bus avec un enthousiasme aussi triomphal qu’assoupi. Le contact de l’asphalte l’électrisa. Son chien trottina à ses côtés, la narine offensée par les odeurs de la grande ville. Collé à sa maîtresse, il ne partageait de toute évidence pas son exaltation. Elle s’accroupit et lui attrapa la tête entre les mains :

— On y est Chien ! On est à New York.

Chien, les babines relevées par les doigts excités de sa jeune maîtresse, remua la queue et gémit doucement. Sushi lui posa un baiser sur la truffe et se redressa. Ce qu’on remarquait en premier chez Sushi n’était pas son chien. Il était d’une banalité hors du commun, n’ayant rien de remarquable à un point qui forçait l’admiration. D’une taille et d’une couleur canine, d’un poil quelconque, il était le résultat de trop de mélanges pour attirer l’œil : pas assez laid pour être mémorable, pas assez mignon pour que les gens lui prêtent attention. Il était terriblement moyen. Si par une malédiction baroque l’ombre de Sushi avait été transformée en chien, elle n’aurait pas pu être plus dévouée ou plus discrète.

Sa maîtresse, elle, était bien visible. Grande, osseuse, toute en coudes et en épaules, son immense sourire de travers complétait l’asymétrie de son visage, soulignée par l’abondant chaos de ses mèches blondes. Il aurait fallu la photographier en diagonale pour qu’elle ait l’air cadrée ; l’harmonie n’était pas son fort. C’était la lumière dans ses yeux qui la rendait belle, son âme immense y scintillait, éclairait son sourire.

Au lycée, Sushi avait rasé les murs. Cette période-là prenait fin aujourd’hui : à partir de maintenant, elle avancerait la tête haute.

Pas de bagage en soute, elle avait sur elle tout ce dont elle avait besoin pour conquérir la ville et réaliser son rêve. Dans son sac à dos, quelques vêtements (un jean fatigué, un caleçon usé, un t-shirt mité), une poignée de livres et 17 dollars. Elle portait sa guitare en bandoulière, dans un étui en tissu à la protection toute symbolique. Son regard se posa, rêveur, sur les hautes tours de Manhattan. À nous deux, New York ! La gloire m’attend ! s’exclama-t-elle intérieurement. Bien que le voyage l’ait fatiguée, elle s’élança d’un pas martial et conquérant ; Chien la suivit avec beaucoup moins d’entrain.

Arpentant Manhattan, elle estima que la gloire pourrait attendre. Elle avait le droit de s’offrir un peu de tourisme d’abord.

Elle descendit la 5ème avenue, atteignit le poumon vert de Central Park et s’acheta religieusement un hot dog et une boisson pour 5 dollars. Gustativement, la saucisse cartonneuse dans son pain détrempé ne les valait pas. Mais chaque bouchée avait un goût de liberté, la saveur du rêve accompli. Elle s’assit sur un banc du parc, partagea ce qu’il restait du sandwich avec Chien, et les larmes lui montèrent aux yeux. J’y suis Papa ! Moi aussi, je suis à Central Park ! Tu me vois, de là où tu es ?

Quand elle pénétra dans la galerie des armures médiévales du Metropolitan Museum of Art, des souvenirs aussi évanescents qu’un rêve lointain se glissèrent dans son esprit, une nostalgie qui croissait à chaque heaume et chaque harnois. Des visions de chevaliers bardés de bronze rougeoyant comme le soleil, et d’argent couleur de lune ; le parfum de l’après-midi d’un éternel été ; le goût d’un nectar à nul autre pareil sur ses lèvres ; son regard à Elle… Chien lui lécha la main et la tira de sa rêverie mélancolique. Non, tu as raison, pas ce rêve-là. Celui-là, j’y ai renoncé, se corrigea-t-elle. Mon destin, c’est New York, pas les buissons d’aubépine de Faërie.

Sushi passa encore des heures à contempler les antiquités jusqu’à avoir mal aux pieds. Quand elle ressortit et vit la boîte de donations, elle eut envie de contribuer. En plus, personne n’avait rien dit pour son chien alors qu’il n’avait sans doute pas le droit d’être là. Elle mit un billet de 10 dollars dans la boîte, fière de soutenir ce musée.

À l’extérieur, le soir noircissait le ciel ; un vent sournois s’était levé. Sa veste en jean était trop mince et rapiécée pour vraiment la protéger. La journée était passée bien vite. Elle contempla les deux dollars qu’elle avait en poche : ce serait juste pour manger. Et certainement pas assez pour dormir.

Qu’à cela ne tienne, Sushi n’était pas venue à New York pour faire la touriste. C’était le moment de sortir sa guitare et d’éblouir les foules. Elle chercha un emplacement dans Central Park, se fit rabrouer par un gardien :

— Pas le droit de jouer sans permis ! menaça-t-il en caressant sa radio.

— Ça va, pas besoin d’être désagréable ! protesta-t-elle, vexée.

Quand elle atteignit Columbus Circle, le ciel rougissait déjà. C’était un bon emplacement, avec beaucoup de touristes, mais il était déjà pris. Sushi s’approcha d’un quartet de jazz qui jouait avec entrain, guêtres, contrebasse et trompette à plein régime. Leur étui à donations contenait largement assez d’argent, ce qui rassura Sushi. Elle contempla sa guitare et se mordit les lèvres. Seules quatre cordes étaient visibles. Le la et le mi n’étaient que les esquisses de lignes de lumière, un souffle sous son pouce. Pourtant à New York, on devrait aussi les voir. Quand je vais chanter, les gens vont y croire, et elles vont apparaître, se tranquillisa-t-elle. Quand les musiciens eurent fini leur set, Sushi s’avança, la guitare sortie, se demandant par quoi elle allait commencer. Un guitariste avec un stetson et une barbe taillée en pointe l’arrêta :

— Gamine, tu te crois où ? C’est mon tour, et après, c’est les frères Karensky.

— J’en ai pas pour longtemps, juste quelques chansons le temps de gagner assez pour manger.

— Tu fais comme tout le monde et tu attends ton tour. Et d’où tu sors cet accent de bouseuse ?

Sushi rougit, lui tendit son majeur et partit.

Ses lèvres étaient collées par la honte et elle marcha en silence pendant une dizaine de blocs. Elle finit par se gifler et déclara à voix haute :

— Y a pas de problème avec ma façon de parler !

Une ou deux personnes la regardèrent et Sushi se recroquevilla. Elle était fière de son accent des Appalaches, et s’était moquée de ceux qui au lycée tentaient de le gommer. Parmi ses châtaigniers, il la marquait comme une enfant du pays, un pays pauvre mais digne.

Bien que Sushi n’ait pas honte de ses origines, elle rêvait de New York. Dans son rêve, la grande cité l’accueillait, elle, l’enfant des montagnes et des forêts, avec ses « r » trop marqués et sa cadence traînante. Mais là, dans les rues de Manhattan, sa voix sonnait épaisse et fausse. Sushi réalisa qu’elle n’aimait pas le quartier : Manhattan était trop clinquante, trop superficielle. Elle était là pour vous juger et vous délester de votre argent. Sushi n’était pas à sa place. Elle se remit en route vers le sud, sous les lazzis des gratte-ciels.

Sur le Manhattan Bridge, Sushi prit le temps d’admirer la cité et reprit espoir. Elle allait s’en sortir. Le soleil finit de se coucher au-dessus de Wall St et elle atteignit Brooklyn. Les immeubles plus bas lui parurent tout de suite bien plus sympathiques. À Brooklyn, on immigrait, on ne venait pas en touriste. Pour une fille comme elle, c’était là qu’il fallait être, c’était là qu’elle serait accueillie.

Sushi trouva une intersection passante. Elle sortit sa guitare et souffla sur ses doigts pour les réchauffer. Elle murmura une prière pour son « la » et son « mi » manquants. Debout, la housse en tissu devant elle, Chien à ses côtés, un mélange d’exaltation et de panique lui noua l’estomac. Elle y était. Si elle osait jouer et chanter en public, plus rien ne pourrait l’arrêter. Elle plaqua un premier accord et coassa quelques paroles, s’arrêta, respira. Quand elle reprit, sa voix était claire. Ici, dans l’immense cité où tous les rêves étaient possibles, elle pourrait faire retentir la voix que lui avaient donnée les fées. Elle commença par une reprise de « Creep », pas sa chanson préférée, mais une valeur sûre pour attirer l’attention. Un couple sursauta et fit une grimace quand elle brailla le refrain. Sushi ferma les yeux, se concentra sur les paroles et les accords, et chanta avec tout son cœur. Quand elle finit, il n’y eut pas d’applaudissement. Il n’y avait pas de pièces dans son étui.

Sushi déglutit et enchaîna les chansons. Pourquoi est-ce que sa voix ne sortait pas ? Encore un effort : si elle y mettait tout son cœur, elle pourrait leur faire entendre ce dont elle était capable, il suffisait d’y croire ! Las, personne ne s’arrêtait, personne ne l’écoutait et sa housse restait vide. Les regards étaient moqueurs, les doigts pointés vers elle, incrédules et hilares. Les rires lui transpercèrent le cœur. Elle joua jusqu’à ce que ses doigts lui fassent mal et que sa gorge brûle. Quand elle cessa, il était tard et la rue s’était vidée. Le bruit des voitures reprit ses droits. Sushi était seule.

La jeune fille s’assit par terre et, avec un goût amer de défaite dans la bouche, rangea sa guitare amputée dans sa housse. Les cordes n’étaient pas apparues, sa voix de fée était restée cachée au fond de sa gorge. Elle acheta dans une épicerie de nuit une bouteille d’eau et une barre chocolatée avec ses deux derniers dollars. L’été indien était fini et le froid de la nuit la mordit cruellement. Elle trouva une allée étroite entre deux blocs et baissa son pantalon derrière une poubelle, essayant d’uriner sans se tremper les chaussures.

Son estomac grogna et Chien gémit. Elle ne pouvait satisfaire ni l’un ni l’autre. Elle se roula en boule à l’abri d’un escalier, appuyée contre la brique rouge, protégée de l’assaut du vent. L’épuisement de sa nuit en bus se rappela à elle. Elle avait trop marché aujourd’hui et ses jambes lui tiraient. On l’avait trop ignorée et son cœur la lançait.

Elle ferma les yeux, serrant Chien contre elle, plongeant ses doigts dans la chaleur de son poil rêche. Il lui lécha le visage et elle s’endormit d’un sommeil agité.

Le coup de pied la réveilla d’un coup.

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