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Les Néo-Gaïens T01 : Pimp - Chapitre 01

Dernière mise à jour : 8 nov. 2023


Journal d’Anne Mackinley, le 20 mars 2010


Cher journal,

Une fois n’est pas coutume, aujourd’hui, j’ai décidé d’aller au lycée à pied. Eh oui, la grande fainéante Anne Mackinley marche ! Tu penses qu’il s’agit d’un miracle ? En fait, j’ai appris que Jérémie faisait le même trajet quotidiennement à pied. Et quel meilleur moyen de faire plus ample connaissance qu’une longue marche en tête à tête ? Il tombera sous mon charme d’ici quelques jours, quelques semaines tout au plus…


* * *

Mars 2040


J’entame la dernière heure de mon service de barmaid avec une certaine appréhension. Le Cassiopée est anormalement peuplé, ce soir, et j’ai déjà assisté à trois bagarres. Rien de grave, mais les Norms sont d’humeur exécrable. Quant aux Mods, ils sont calmes. Cela ne leur ressemble guère. Ils préparent un mauvais coup, c’est certain. Dans tous les cas, cela n’augure rien de bon. Avec les rumeurs de révolte qui ne cessent de s’amplifier, l’étrange tournure de la soirée me laisse à penser que, peut-être, ce ne sont pas que des ouï-dire. J’espère me tromper… vraiment. Une guerre civile est la dernière chose dont les Terriens ont besoin, après avoir survécu au virus Z et à tout ce qu’il a entraîné ! J’ai tendance à dramatiser, comme toujours, mais ma mère avait l’habitude de dire qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Paix à son âme…

« File-moi un verre de ta gnole infecte, ma poule, et en vitesse ! »

L’espèce de trou du cul face à moi est malheureusement un habitué de ce bouge. Un crétin fini, un parasite, un Norms chargé de traquer les Mods non recensés… un foutu chasseur de primes. Un des meilleurs, qui plus est. Le problème, c’est que ses prises ne sont pas souvent vivantes quand il les ramène à l’Ordre. À priori, cela ne pose guère de cas de conscience à l’Organisation Réunifiée Des Rescapés et Epargnés. Cet organisme, uniquement composé de normaux, est destiné à « contrôler » les déviances des Mods déséquilibrés. Ce ne sont que des foutaises, bien sûr, car la peur, la méfiance et la jalousie ont depuis longtemps détourné cette organisation de son but premier.

Quand le virus Zinelli a tué plus de cinq milliards d’humains en à peine six mois durant l’année 2010, les survivants se sont regroupés afin de se reconstruire du mieux qu’ils le pouvaient dans de telles circonstances. L’Ordre a été créée, pour éviter que les survivants ne s’entredéchirent pour un bout de pain, pour contrer la loi du plus fort, pour aider les gens à se remettre du traumatisme vécu. Et l’Ordre s’est acquittée de sa tâche avec soin… du moins, au début.

« Tout de suite, Gerber », dis-je en revenant au présent.

Mon regard tombe sur son reflet dans le vieux miroir ébréché situé derrière le comptoir, et je ne peux m’empêcher de sourire. Son nom est en adéquation totale avec son physique. La quarantaine bien tassée, je crois qu’il n’a jamais utilisé une brosse à dents de toute sa triste vie. Son crâne dégarni le vieillit davantage, et je ne parle même pas de l’état de ses vêtements ou de son éternelle odeur d’oignon moisi. Une véritable infection ambulante. Et dire que le virus l’a épargné ! C’est à n’y rien comprendre… En tout cas, le fond tout comme la forme sont à gerber, si vous me permettez le jeu de mots.

Je lui sers donc cet ignoble alcool que Marty, mon patron, ose appeler du whisky. J’ai en effet observé comment il le fabriquait dans sa cave avec un alambic artisanal et de l’orge à moitié pourrie. Pour rien au monde, je ne boirais de ce tord-boyaux ! Mais peu importe ma répulsion pour le liquide sombre ou pour la personne à qui il est destiné, je dois me montrer souriante, charmante et polie afin de ne pas attirer les soupçons. Je ne suis dans cet agglomérat que depuis deux semaines et j’aimerais m’y planquer encore quelque temps avant de poursuivre ma fuite perpétuelle.

En effet, Marlon n’est qu’un refuge, le dernier en date d’une longue liste. Ma mère m’a appris à bouger aussi souvent que les saisons. Ne pas s’attacher, ne pas s’impliquer, ne pas se faire remarquer, ne rien posséder qui ne puisse tenir dans un sac à dos ; telle était la devise de ma défunte mère, Anne Mackinley. Elle me répétait sans cesse d’être fière de mon nom de famille. Il est la preuve que nous descendons d’un puissant clan de Highlanders. Pour ce que cela nous a apporté…

À la suite de la brusque baisse de la population, les gens se sont rassemblés dans des agglomérats. « Marlon » est la contraction de Marseille-Toulon, dont les habitants se sont regroupés après la tragédie. Et il faut également y ajouter les survivants de chaque village entre les deux. Au total, nous représentons presque cent mille personnes — ce qui est dorénavant énorme — dans ce qui fut autrefois la France. Désormais, les frontières n’existent plus et tout le monde vit sous le joug de l’Ordre. Les survivants se sont rapprochés, mélangés, et certains continents sont aujourd’hui quasi déserts. C’est le cas de l’Afrique, du Canada et de toute l’Europe du Nord, dont les terres inhospitalières et les climats rudes ont poussé les rares rescapés à chercher asile dans des régions plus accueillantes.

Je suis née post-Z, ce qui signifie après la dévastation provoquée par le virus Zinelli ; je n’ai donc jamais connu la France. Ma mère m’en parlait cependant régulièrement et, à chaque déménagement, je découvrais un peu plus ses paysages aussi variés que magnifiques : ses plages, ses montagnes, ses forêts, ses prairies, ses grottes… Et, lorsque nous traversions ses anciennes villes, à présent véritables cités fantômes, Anne Mackinley me rebattait les oreilles avec des anecdotes historiques. Dans sa jeunesse, l’histoire était en effet sa matière préférée.

Elle m’a raconté un jour que, peu de temps après que le virus Z eut disparu, elle a passé des mois enfermée dans une bibliothèque à dévorer le rayon histoire. Elle n’en est repartie que contrainte et forcée par l’épuisement de ses réserves de nourriture. Se plonger dans les chroniques de nos ancêtres lui a permis de faire face à sa propre douleur, d’avancer et de croire de nouveau en un avenir meilleur.

Trente ans plus tard, je ne suis pas convaincue de la partie « avenir meilleur ». L’Ordre possède les pleins pouvoirs et, avec les forces militaires qui l’appuient, elle est devenue inébranlable. L’organisation contrôle tout : notre alimentation, nos loisirs, nos boulots, nos soins médicaux… et tout ceci sous le couvert de maintenir la paix. Je dirais plutôt que c’est pour maintenir leurs poches pleines. Seulement, je préfère garder mes pensées pour moi-même. Après tout, des personnes ont subitement « disparu » pour moins que ça… Peu m’importe leurs histoires, tant qu’on me fiche la paix.

À peu près cinq pour cent des humains infectés par le virus Z ont survécu — enfin, façon de parler, puisque, techniquement, tous les malades sont morts. Simplement, certains ont eu la « chance » que leur cœur reparte quelques heures plus tard. Ces survivants, appelés les modifiés, ou plus communément « Mods », ont dans un premier temps fait profil bas. Trop heureux d’être revenus à la vie, ils ont participé à l’effort commun pour mettre en route un nouveau système adapté à cette situation inédite. Et puis certains d’entre eux ont dégénéré. Ils ont commis des crimes sordides grâce à leurs pouvoirs. Nous avons de nombreux témoignages de proches qui certifient qu’ils ont changé en quelques heures… devenant méconnaissables. Cela a révélé l’inacceptable, l’inavouable, l’impensable vérité. À savoir que, quand leur cœur a recommencé à battre, quand ils sont revenus à la vie, ils n’étaient plus tout à fait les mêmes… ils n’étaient plus normaux. Les normaux ou, plus couramment, « Norms » sont les heureux élus qui n’ont pas été infectés du tout par le virus Z.

Les Mods ont développé des capacités aussi diverses qu’improbables. Pas tous, et à différents degrés, mais, depuis, ils sont devenus personæ non gratæ pour les Norms, malheureusement en nette supériorité numérique et logistique. Les Mods ont été recensés, parqués, et ils ont même subi l’interdiction d’avoir des enfants. Ma mère m’en a parlé très souvent dans mon enfance : l’Ordre leur avait donné le choix, et tu parles d’un choix ! Soit ils se faisaient stériliser, soit ils mouraient. Quelle ironie du sort : là où le virus avait échoué, l’homme allait réussir ! La plupart ont évidemment acquiescé, par simple peur et, surtout, par instinct de survie.

Les enfants des Mods ont donc tout naturellement été déclarés ennemi public, en particulier si les deux parents étaient des Mods. On les a traqués et exterminés sans répit ni pitié. Toute cette boucherie a enclenché un mouvement de rébellion et, depuis plus de vingt-cinq ans, cette lutte dans l’ombre est non seulement le dernier rempart contre la dictature pure et simple de l’Ordre, mais également et surtout contre l’extinction totale des Mods. On dit que les Mods deuxième génération, c’est-à-dire dont un ou les deux parents sont des Mods, ont un potentiel énorme. On parle même de magie et de pouvoirs quasi divins. Je peux comprendre que les normaux aient la frousse de nous, de nos capacités, de notre instabilité mentale. Cependant, quand c’est au point d’exiger notre disparition, j’ai plus de mal à les excuser.

Je n’ai jamais rencontré de Mods deuxième génération ou Mods2 et, s’il en reste, ils n’ont pu trouver refuge qu’au sein des rebelles. Le sujet de ces enfants est si tabou que l’Ordre a même défendu d’en parler. Je suis prête à parier mon bras droit que l’Ordre ne les a pas tous exécutés comme le prétendent leurs satanés décrets, et mon bras gauche que les rescapés doivent servir de cobayes dans de sordides laboratoires, du genre de ceux dont ma propre mère a pu s’échapper il y a bien longtemps déjà. Je préfèrerais encore être morte qu’étudiée et disséquée de la sorte, comme un rat…

Eh oui, comme vous pouvez l’avoir déduit, je suis un Mods deuxième génération, un Mods2. C’est la raison de mon existence faite de solitude, de départs précipités et de voyages sans fin. Quant à ce soi-disant potentiel, j’ai bien peur d’être l’exception qui confirme la règle. Je n’ai aucun superpouvoir ; en tout cas, rien de comparable à ceux des superhéros dont raffolait ma mère dans sa jeunesse.

D’ailleurs, si je n’avais pas promis à cette dernière sur son lit de mort de ne jamais prendre part au combat, cela ferait bien longtemps que j’aurais rejoint la rébellion, comme l’a fait mon père. Un père dont je ne connais guère que le surnom : Nico le Téméraire. Un pilier de la dissidence, aux dires de ma mère, et par conséquent un Mods, bien évidemment. Peu avant ma naissance, après avoir découvert qu’elle était enceinte, elle lui a posé un ultimatum : la rébellion ou nous. Je pense qu’il n’est pas difficile de deviner ce qu’il a choisi. Leurs chemins se sont séparés alors que ma mère était enceinte de deux mois seulement et, vingt-trois ans plus tard, je me demande encore si la décision de mon père aurait été la même s’il m’avait tenue dans ses bras. Je n’aurai sans doute jamais ma réponse. D’une part, car ma mère a toujours refusé d’aborder le sujet et, d’autre part, parce que maintenant, il est trop tard…

En revanche, ce qui est sûr, c’est que je tiens de lui physiquement. Pas que je sache de quoi il a l’air ; seulement, je ne ressemble en rien à ma mère. Elle était une véritable amazone blonde à la peau laiteuse et au regard d’azur, en totale contradiction avec mon petit mètre soixante-cinq, mes cheveux noirs, mes grands yeux noisette et mon teint mat, hérité des origines nord-africaines de mon père. Avec ses traits fins et son mètre quatre-vingt, Anne Mackinley aurait pu être mannequin — dans sa précédente vie, du moins. Dans celle-ci, elle a survécu en globe-trotteur, ne dépendant d’aucun homme. Elle m’a tout enseigné : à chasser, à utiliser tout ce que la nature peut nous apporter, à fabriquer de mes mains tout ce dont j’avais besoin, à lire et à écrire, mais également à réfléchir. Elle m’a appris à me battre, à tirer, à mentir et à voler… Elle est morte une belle nuit d’été il y a de cela quatre ans, dans son sommeil, tout simplement. Trop jeune pour mourir, mais une telle vie ne peut que vous user avant l’heure.

Ma mère m’a montré comment survivre, et de cela, au moins, je lui serai éternellement reconnaissante. En effet, de nos jours, les femmes qui n’ont pas réussi à se trouver un bon parti pour les protéger se retrouvent souvent à dépendre d’hommes peu scrupuleux. La prostitution est devenue monnaie courante et, sans l’entraînement de ma mère, j’aurais sans doute fini comme les gogo danseuses de ce bar miteux — à me trémousser six heures d’affilée à des barres rouillées avec pour seul vêtement, un string fuchsia — afin de pouvoir manger à ma faim. C’est la triste réalité des choses. Et, bien évidemment, l’Ordre perçoit un substantiel pourcentage sur chaque passe. Alors, disons juste que cela n’est pas prêt de s’arrêter.

« Pimp, tu rêvasses ou quoi ? »

J’émerge de mes souvenirs et me retourne vers mon boss, Marty. La petite trentaine, il est plutôt beau gosse, si on aime le genre tas de muscles et pas grand-chose dans le cerveau. En tout cas, il a été sympa avec moi. Il m’a offert ce boulot, relativement bien payé, une chambre, et en plus, je suis nourrie. Bien sûr, l’espoir qu’il a de me mettre dans son lit doit y être pour beaucoup. Mais, honnêtement, peu m’importe ce qu’il espère, tant que j’ai un toit et le ventre plein.

Il me désigne du doigt une table où quatre hommes semblent patienter depuis un moment. Je souris à mon chef dans une vaine tentative d’excuse et m’empresse d’aller accomplir mon insipide besogne.

Je scrute les nouveaux arrivants. Jamais vus, plutôt mignons… mais ce qui m’interpelle davantage, c’est qu’il s’agit de Mods. Comment je le sais ? Aucune idée ; je le sens, c’est tout. Une capacité — la seule, devrais-je préciser — que me vaut le statut de Mods2. Ce qui est encore plus étrange, c’est leur jeunesse. Tous dans la vingtaine, ils n’ont pas pu survivre au virus… ce qui fait d’eux des Mods deuxième génération, des Mods2, tout comme moi. Les premiers que je rencontre de toute ma chienne de vie.

« Bonsoir, les gars, je suis Pimp. Qu’est-ce que vous désirez ?

— Une nuit avec toi ferait mon bonheur. »

La suggestion vient d’un blond aux cheveux longs nattés, et dont les lunettes noires lui confèrent un air sérieux en totale contradiction avec son large sourire, qui se veut aguicheur.

Ce genre de proposition douteuse est monnaie courante, car il n’est pas rare que les serveuses acceptent un extra pour arrondir leurs fins de mois. En général, je fais comme si je n’avais rien entendu et attends patiemment que le gars se rende compte de son erreur. Toutefois, ces types sont différents. Ils paraissent trop nerveux, trop à l’affût, trop intelligents pour squatter ce bouge de poivrots. Des rebelles, à tous les coups… Qu’est-ce qu’ils viennent faire dans ce quartier de Norms ? Ils cherchent à se faire abattre ou quoi ? Je jette un rapide coup d’œil à Gerber, mais il est trop occupé à palucher une danseuse pour s’apercevoir de leur présence. Une chance pour eux…

Je reviens à mes clients, confortablement installés dans la banquette de skaï rouge défoncée, et les observe. Comme si la réponse à mes questions allait apparaître sur leurs fronts.

À gauche du type à lunettes se trouve un brun très baraqué, dont les biceps sont prêts à déchirer les manches courtes de son T-shirt. Sa tête rasée et les multiples tatouages maoris recouvrant la quasi-totalité de ses bras nus lui donnent une allure dangereuse et maussade. À moins que ce ne soit son porte-flingue qui me fasse flipper. En tout cas, il n’est pas décidé à me rassurer par un sourire. Seuls les militaires sont autorisés à être armés, alors soit il est fou de se pointer ici avec tout son attirail, soit il est de l’armée. Néanmoins, cette dernière n’embauchant pas de Mods, ce serait plutôt étonnant. Je le classe donc dans la catégorie des ronchons suicidaires !

« Ce sera quatre bières, s’il vous plaît, Pimp. »

C’est un autre blond à gauche du rasé qui me répond, avec une voix d’une douceur incomparable. Je me détends instantanément et je n’ai soudain qu’une envie : m’asseoir et trinquer avec eux. Mon interlocuteur me sourit, et son minois de surfeur me fait rougir. Des cheveux mi-longs, de grands yeux bleus, une bouche pulpeuse : un beau spécimen, à n’en pas douter. D’ailleurs, j’ai l’impression qu’il a retenu l’attention de la plupart de la gent féminine présente ce soir au bar.

« On dirait que le charme légendaire de Matt fait encore des siennes, intervient le blond à lunettes. Je t’envie, mon vieux, tu ne peux même pas imaginer à quel point. »

Je réalise alors que ma soudaine attraction n’est pas naturelle. Je sors de ma torpeur, plus énervée qu’effrayée. Je me suis laissé avoir par la capacité d’un Mods : celle du genre à modifier vos émotions. Cela faisait bien longtemps que cela ne m’était pas arrivé ! Soit je me suis laissé distraire, ce qui est inacceptable, soit les Mods2 sont nettement plus puissants que leurs parents, et dans ce cas, c’est carrément flippant. Je devrais le féliciter… ou le tuer, j’hésite encore.

Je me reprends vite afin de ne pas être découverte et réponds sur un ton faussement chaleureux :

« Désolée, les gars, mais on est en rupture de stock de bières. Restriction de l’Ordre oblige. Mais nous avons du vin ou du whisky. »

Cette fois, c’est le dernier homme, celui à ma gauche, qui me répond. Plus âgé que les trois précédents, il dégage une certaine autorité. Je suis prête à parier ma chemise qu’il est leur chef.

« Une bouteille de ton meilleur whisky. Et je ne veux pas de la merde que tu sers aux autres. »

Son ton impérieux me fait frissonner. C’est étrange : même assis, je remarque qu’il est plus grand que les autres. Brun aux cheveux courts, il a la mâchoire carrée, le teint olivâtre et des yeux en amande. Mais ce qui me scotche, ce sont ses iris vairons : un bleu et un vert. Je n’en avais jamais vu auparavant, et je dois bien avouer que je trouve cela sexy en diable. Quant à sa légère barbe de quelques jours, elle lui confère un air de mauvais garçon qui n’est pas non plus pour me déplaire. Toutefois, la froideur de sa voix contraste étrangement avec la chaleur que dégage son corps. Ce type est chaud comme la braise, et il est regrettable que son T-shirt ample ne moule pas son torse. J’imagine ce dernier sec, mais musclé.

Il me fixe sans sourciller, et mon cœur s’emballe.

« Cela vous fera un billet de cent, payable d’avance. »

Je me concentre pour ne pas baisser le regard devant le sien ; question de fierté. Ma voix déraille à peine, et un soulagement s’empare de moi quand le surfeur, Matt, si j’ai bien retenu, me tend l’argent, un grand sourire en prime.

Je repars avec la désagréable sensation d’être scrutée par quatre paires d’yeux, incluant une paire bicolore dont le propriétaire me trouble dangereusement. Je porte un jean troué et un vieux débardeur noir, et pourtant, j’ai l’impression d’être nue. Peut-être devrais-je me faire un chignon. En général, cela me fait paraître plus mûre, plus froide, et c’est une de mes techniques pour gagner en assurance. Oui, je vais faire ça… un chignon.

Je me rends à la réserve pour récupérer une bouteille digne de ce nom et retourne en salle. Pour cela, je longe un couloir sombre et décrépi qui permet également d’accéder aux toilettes. Comble de malchance, le brun bien foutu ressort à ce moment-là de la pièce destinée à la vidange du corps. Je le frôle à peine, mais, à cet instant, tout devient mouvant. Les murs se rapprochent inexorablement et je crois que je vais tomber dans les pommes. Je lâche la bouteille sans m’en rendre compte, et c’est alors que cela se passe : la bouteille reste suspendue dans le vide, et l’homme aux yeux vairons me secoue doucement pour me permettre de refaire surface. Ce type est un manipulateur de temps ! Je croyais qu’il s’agissait d’une légende urbaine ; aucun Mods1 n’est en tout cas capable d’un tel prodige.

« Pimp, Pimp, est-ce que ça va ? »

Il semble sincèrement inquiet, et je réalise qu’il est proche de moi… trop proche. Ses mains posées sur chacune de mes épaules, sa tête au-dessus de la mienne — il est obligé de se courber tellement il est grand… Je recule d’un pas en sursautant, me délogeant ainsi de la protection de ses bras.

« Pourquoi prendre le risque d’utiliser ton pouvoir devant moi ?

— Tu n’as pas vraiment l’air étonnée de me voir figer le temps. J’avais donc raison : tu es comme nous.

— Je ne vois pas de quoi tu parles, protesté-je vigoureusement. Cesse ton petit tour de passe-passe et laisse-moi récupérer ma bouteille. »

Je m’empare du récipient et attends que le brun s’exécute. Il ne pipe mot, se contentant de m’observer avec insistance. J’ai peur de devoir me battre, lorsqu’il soupire. Il fait repartir le temps et la bouteille me retombe dans les mains. Je me sauve en direction de la salle bondée sans demander mon reste.

« Tu ne pourras pas toujours te cacher… »

Sa voix se perd dans le brouhaha général.



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